miércoles, 11 de junio de 2014

Pierre Michel et 'La cueva de la azanca' de Francisco Gil Craviotto

Francisco Gil Craviotto dans la Place de la Concorde (Grenade)
     Après un beau roman sur l’Andalousie sous le franquisme, El Oratorio de las lágrimas (2008), notre ami Francisco Gil Craviotto, de l’Académie des Belles Lettres de Grenade, récidive avec un nouvel opus romanesque frappé au coin de l’originalité. Le titre évoque une grotte alimentée par un cours d’eau, succédané du ventre maternel, où se réfugie une espèce de Robinson Crusoé des temps modernes, Constancio, qui fuit on ne sait quels ennemis lancés à sa recherche – du moins le croit-il. Coupé du monde, condamné à seule compagnie d’un chien recueilli à la naissance, à l’instar de Dingo, dépourvu de toutes ressources régulières, il en est réduit, pendant deux ans, à se contenter d’un strict minimum, fourni par la pêche et la chasse, avec un outillage rudimentaire, et par la fouille nocturne des poubelles de la ville voisine, où il ne s’aventure qu’avec une extrême prudence, démontrant du même coup l’invraisemblable gaspillage de la société dite « de consommation » et prouvant, par expérience, qu’il est possible de survivre en  réduisant ses besoins à ce qui relève du vital : l’écologie moderne fait alors bon ménage avec l’antique détachement philosophique et le culte de la nature nourricière avec celui de la modération épicurienne des désirs. Jusqu’au jour où… Mais nous ne pouvons nous permettre de déflorer les multiples péripéties des récits qui s’entrelacent, ni les surprises d’un dénouement placé sous le signe de l’ambiguïté.

     Ce nouvel opus se rattache à une vieille tradition ibérique, celle du roman picaresque, mâtiné ici de roman libertin à la française. Mais, en lieu et place du Siglo de Oro, c’est la société espagnole d’aujourd’hui qui nous est présentée sous les couleurs les plus noires, avec un passé sanglant qui, décidément, ne passe pas ; avec ses politiciens pourris, qui n’aspirent qu’au pouvoir et à ses prébendes et changent au besoin de casquette politique comme de chemise pour s’adapter à l’évolution du pays ; avec une Église catholique complice des pires crimes du franquisme, qu’elle a bénis, et qui n’en continue pas moins d’exercer sur les âmes une consternante puissance manipulatoire ; avec sa “Justice” à deux vitesses et soumise aux intérêts des puissants auxquels elle garantit l’impunité ; et avec ses mass media utilisés pour désinformer, crétiniser et châtrer le bon peuple, qu’on se contente, de temps à autre, d’appeler aux urnes, dans le cadre de ce qui n’est qu’une caricature de démocratie. Un semblable tableau des turpitudes de sociétés qui se prétendent « libérales » et « démocratiques » ne saurait manquer de susciter, chez nos lecteurs, quelques rapprochements. Et, de fait, entre Mirbeau et le traducteur espagnol de Sébastien Roch, il y a comme un air de famille : à plus d’un siècle de distance, on sent, entre les deux intellectuels engagés, également libertaires et anticléricaux, une indéniable fraternité éthique et littéraire.

     Comme ceux de Mirbeau, le roman de Francisco Gil Craviotto est intégralement rédigé à la première personne, ce qui garantit une totale subjectivité et, du même coup, oblige le lecteur à s’interroger et à interpréter les faits rapportés. Comme chez Mirbeau, abondent les dialogues, qui transforment certains épisodes en saynètes de théâtre, d’où le burlesque n’est pas absent (par exemple, les preuves d’amour exigées par une collégienne). Comme dans Dans le ciel, trois instances narratives s’entremêlent –  en l’occurrence, celles de trois innocents et marginaux, une victime dépouillée de ses biens, une adolescente violée et devenue prostituée et un enfant dont le père a été assassiné par les fascistes, ce qui nous oblige à jeter sur les êtres et les choses un regard neuf.  Comme dans Le Journal d’une femme de chambre, le rappel du passé lointain, dans des récits après coup, écrits ou oraux, alterne avec des extraits de journal rédigés sur le coup et évoquant le quotidien. Comme dans Sébastien Roch et nombre d’autres fictions mirbelliennes, le viol d’un(e) mineur(e) par le détenteur d’une autorité est symptomatique d’une écœurante société d’oppression, où les faibles sont livrés en pâture aux « plus forts ». Comme dans L’Abbé Jules, un prêtre catholique athée, en révolte contre sa propre religion officielle, se débat avec sa conscience, ses supérieurs, ses ouailles et la dictature en place. Comme chez Mirbeau, il souffle en permanence un vent de révolte et il règne une atmosphère nauséeuse, préalable à la prise de conscience. Et, comme chez Mirbeau, seuls les mots ont le pouvoir de nous consoler (un peu) de nos maux.

     Comme par hasard, au moment même où paraît le volume, les électeurs espagnols adressent aux « élites » – si l’on ose dire – des deux partis de gouvernement qui alternent au pouvoir pour mener la même politique, un très net avertissement, histoire de faire savoir qu’il y en a marre des faux semblants, des mensonges et de la démagogie ; et, dans la foulée, le monarque discrédité démissionne, dans l’espoir de couper court au scandale suscité par la corruption de son gendre et de sa fille… Décidément, Francisco Gil Craviotto, qui se situe dans le droit fil de Mirbeau, est bien aussi dans l’air du temps et peut se retrouver dans les aspirations d’une bonne partie de la nouvelle génération d’indignados, sacrifiée, mais révoltée et en quête d’alternative.

Couverture du roman 'La cueva de la azanca' de Francisco Gil Craviotto
Francisco GIL CRAVIOTTO, La Cueva de la azanca, Grenade, Ediciones Dauro, collection “Peripecia”, avril 2014, 375 pages ; 18 €.


Pierre Michel
Pierre MICHEL. Société Octave Mirbeau
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